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Réflexion sur les nombres, les valeurs et le risque

Marcel Wälde a rejoint cette année l’équipe des anciens élèves du Programme du diplôme qui nous font part de leurs expériences depuis l’obtention de leur diplôme. Voici son deuxième article dans cette série. La photo ci-dessus représente Bedford Square, à Londres, au Royaume-Uni, la place qui héberge l’Architectural Association (AA) depuis 1917.

Par Marcel Wälde

À l’heure actuelle, notre culture semble très à l’aise avec les activités, les idées et les choses que l’on peut mesurer, d’une quelconque façon que ce soit. Je suis certain que les lecteurs qui étudient ou qui ont récemment été impliqués dans des activités éducatives partageront ce constat. En effet, bien que les apprenants d’aujourd’hui soient encouragés à acquérir un éventail de compétences et de connaissances dans des disciplines variées, les résultats de leur apprentissage, sur lesquels se joue leur avenir, sont principalement mesurés à l’aide de paramètres numériques, tels les heures d’enseignement et les notes. Si de nombreuses universités tiennent compte de données qualitatives dans leur processus d’admission, cela a eu l’effet paradoxal d’exercer des pressions associées à la quantification dans d’autres domaines de la vie des élèves, au-delà des moyennes pondérées cumulatives et des scores obtenus à l’examen SAT. Il n’y a rien de mal à reconnaître et à récompenser la réussite. Cependant, cet engouement croissant à l’égard du quantitatif va bien au-delà du monde de l’éducation et nous mène vers un mode de pensée qui a deux principaux inconvénients : il sous-estime l’importance de prendre un risque créatif dans de nombreuses activités et passe à côté de la valeur ajoutée que peut constituer l’approche d’apprentissage utilisée dans les arts et les sciences humaines pour la création de solutions.

« Dans le monde de l’éducation, cette culture généralisée encourage les élèves à considérer de plus en plus les diplômes comme des investissements – de temps et d’argent – nécessaires pour atteindre des objectifs à la définition étriquée.« 

J’ai récemment eu l’occasion de réfléchir à cette question lors d’une discussion avec un artiste allemand, Marcel Odenbach. Il me faisait remarquer que de nos jours, les étudiants en arts en particulier, et les jeunes en général, semblaient plus raisonnables – ils attendaient beaucoup d’eux-mêmes tout en prenant moins de risques créatifs. En conséquence, ils nous livrent des œuvres artistiques complexes sur le plan technique ou plus intelligentes sur le plan conceptuel, mais pas vraiment révolutionnaires. J’ai bien conscience que mon discours peut sembler nostalgique, du type « c’était mieux avant ». On se plaît à penser que depuis l’apparition de facteurs comme les nouvelles technologies multimédias, le monde a radicalement changé. Cependant, l’histoire récente et les acteurs qui y ont fait figure de précurseurs ne pourraient-ils pas nous apprendre des choses sur la relation entre innovation et prise de risque ?

Marcel Odenbach est entré dans l’âge adulte dans les années 1970, une période qui, dans de nombreuses régions du monde, a été marquée par des bouleversements sociaux et l’instauration d’un débat plus ouvert sur des questions fondamentales. Le fait d’avoir connu cette décennie a sûrement eu une influence formative sur lui : après avoir étudié l’architecture et l’histoire de l’art, il a non seulement changé complètement de voie en devenant un artiste, mais il a aussi choisi de travailler avec la vidéo, un support qui relevait du jamais-vu dans les musées et qui était encore largement méconnu. Le risque pris par Odenbach à l’époque est évident et on peut dire que cela lui a réussi étant donné qu’il est depuis devenu un artiste accompli et reconnu, et qu’il enseigne à titre de professeur.

Les arts démontrent qu’on aurait difficilement pu planifier ce que nous avons par la suite qualifié d’innovations ayant entraîné un changement de paradigme, et qui ont découlé, la plupart du temps, du travail d’individus qui avaient emprunté la voie la moins utilisée, dans une véritable volonté de mener une réflexion et une expérience réellement ouvertes. À peu près au même moment qu’Odenbach a commencé à explorer la vidéo, l’Architectural Association (AA), à Londres, qui est toujours une référence en matière d’école d’architecture, traversait une période turbulente et passionnante. Berceau d’Archigram, un groupe influent d’architectes alternatifs dans les années 1960, l’institution est entrée dans une phase d’ouverture structurelle créative après la nomination d’Alvin Boyarsky au poste de président en 1971. L’AA ne proposait pas un programme d’études central et conventionnel, mais un système disparate d’unités se faisant concurrence, qui encourageait les étudiants à se dépasser pour être acceptés dans l’unité de leur choix.[1]

Les activités auxquelles ils se livraient une fois admis, cependant, semblaient n’avoir qu’un lien approximatif avec l’architecture. Ce processus de transformation tout à fait incertain hérisserait la plupart des décisionnaires d’aujourd’hui tournés vers la productivité et l’obtention de résultats, en dépit des belles paroles sur la créativité que l’on se plaît à prononcer dans les entreprises de notre époque. Et je ne parle même pas des étudiants. Or les années 1970 étaient une époque bien moins favorable à l’architecture : on semblait avoir épuisé toutes les idées établies dans le domaine, et le grand public remettait sérieusement en question la valeur ajoutée qu’elle apportait à la société. Les curieuses expériences menées par les étudiants et le personnel de l’AA ont sans doute semblé inutiles aux esprits étriqués qui se demandaient probablement « Et les bâtiments dans tout cela ? » Cependant, cette approche pédagogique élargie a fini par produire une génération exceptionnellement productive d’étudiants qui, à terme, allaient insuffler un nouveau souffle à la conception architecturale.

« La logique des ordinateurs a beau relever des sciences dures, l’adaptation de nos comportements à l’informatique est d’ordre culturel.« 

Cette idée de changement de paradigme ne concerne pas que les arts. En fait, ce terme a été inventé par Thomas Kuhn, historien et philosophe des sciences, pour décrire le processus relatif à l’avancée des connaissances en sciences. Souvent étudiée dans le cours de théorie de la connaissance (TdC) du Programme du diplôme, la théorie de Kuhn suggère que les avancées remarquables dans le domaine des connaissances ne surviennent pas du système déjà exploré, mais au cours de transitions durant lesquelles les hypothèses fondamentales établies de ce système semblent ne pas fonctionner. On pourrait dire que c’est ce qui est arrivé dans les arts (et, d’une manière quelque peu différente, en architecture) après les années 1960, années durant lesquelles les artistes, dans des mouvements tels que le minimalisme, avaient exploré et clarifié le paradigme du modernisme et son répertoire de formes de manière encyclopédique. De nos jours, la technologie nous a conduits à adopter un comportement similaire en réponse à un paradigme numérique, qui apparaît évident dans la manière dont nous organisons nos processus de création, notre travail, nos systèmes éducatifs et, de manière plus générale, nos méthodes d’évaluation de la valeur. Face à la pression générale nous poussant à tout quantifier, nous nous reposons de plus en plus sur des chiffres et nous ne nous demandons peut-être pas assez souvent comment ces chiffres sont produits ou ce qu’ils signifient dans des contextes plus larges que les hypothèses formulées par les modèles qui les génèrent.

Pourquoi comparer cela aux arts qui, à une époque numérique, sont fréquemment qualifiés de compétences « générales » ? Parce que la logique des ordinateurs a beau relever des sciences dures, l’adaptation de nos comportements à l’informatique est d’ordre culturel. La technologie de l’information en soi ne saurait être entièrement responsable de cette appréhension et de cette impatience caractéristiques de notre époque ou de notre dépendance à des retours d’information rapides pour évaluer la valeur de manière limitée. Dans le monde de l’éducation, cette culture généralisée encourage les élèves à considérer de plus en plus les diplômes comme des investissements – de temps et d’argent – nécessaires pour atteindre des objectifs à la définition étriquée. La manière dont leur apprentissage est organisé et évalué par les personnes qui dirigent les institutions ne contribue pas à dissiper cette idée. Tels des encyclopédistes plaçant toute leur confiance dans l’informatique, nous nous rendons complices d’étendre encore plus loin sa portée pourtant mal comprise, tandis qu’en tant que société, nous paraissons stagner sur de multiples fronts. De l’environnement à l’économie en passant par la politique, nous subissons des situations qui nous dépassent et n’avons qu’une faible connaissance des solutions qui s’offrent à nous. Bien loin de ces boucles de retours d’information à court terme, la ténacité à mener des expériences ouvertes et une réflexion durable sur la situation globale semble une fois de plus vraiment nécessaire pour avancer.

« Indéniablement, les mécanismes de quantification ont déjà eu une grande incidence sur la manière dont nous organisons notre vie quotidienne.« 

Pour conclure sur la même note, j’utiliserai l’exemple d’une autre artiste allemande, spécialisée dans les nouveaux médias cette fois-ci, nommée Hito Steyerl. Les œuvres créatives de cette artiste ne viennent pas de la télévision, mais sont fermement ancrées dans l’ère post-Internet. Hito Steyerl s’intéresse principalement au pouvoir des images dans les médias de masse. Elle réfléchit également sur ce sujet en tant qu’auteure de textes critiques : dans un contexte marqué par la prédominance des chiffres, elle insiste sur les fonctions de la langue en tant qu’outil pour intervenir sur les idiosyncrasies du monde actuel et les appréhender. Elle voit, dans les classements, la spéculation financière et les modèles de revenus des entreprises Internet, guidés par l’analyse algorithmique de grandes bases de données, une logique commune d’abstraction fondée sur la théorie du jeu. L’intégration de ces modèles dans le comportement de la société ne repose pas sur le fait de tester des hypothèses ni sur le raisonnement scientifique, mais sur le traitement automatisé de schémas, qui ne sont que l’écho de la machine statistique en marche. « Les jeux sont des fictions puissantes et productives. »[2]

Quelle est la couleur d’un nombre ? L’art vidéo d’Odenbach tout comme l’école d’architecture d’Alvin Boyarsky et l’appel de Hito Steyerl à prendre les jeux au sérieux nous montrent tous que les initiatives originales qui ont le pouvoir de transformer la manière dont les problèmes sont appréhendés par l’action et considérés par la pensée émergent d’espaces de solution qui n’ont pas été définis à l’avance, mais qui se définissent au fur et à mesure de leur déploiement. Ces références suggèrent que le problème ne vient pas tant de la concurrence ou de l’anticipation, mais de résultats prédéfinis que l’on peut mesurer. Indéniablement, les mécanismes de quantification ont déjà eu une grande incidence sur la manière dont nous organisons notre vie quotidienne. Voyant à quel point leur influence sur la société confirme notre perpétuel besoin de faire preuve d’une pensée expérimentale, en raison des liens confus qui unissent les nombres et les valeurs, nous devrions vraiment continuer de soutenir l’idée que l’apprentissage est un projet ouvert.

[1] Architectural Association School of Architecture. « AA History ». Février 2010. Disponible sur Internet : <https://www.aaschool.ac.uk/AASCHOOL/LIBRARY/aahistory.php>.

[2] STEYERL Hito, Conférence « Why Games? » organisée à la Fundació Antoni Tàpies, Barcelone, juin 2016. Disponible sur Internet : <https://www.youtube.com/watch?v=iRAAOvcBXrU&index=3&list=PL138f9cgfLCuxp-AjBXwAlTyDeYkNY_qC&t=1761s>.

Marcel Wälde est diplômé de l’American School of Bombay, en Inde, et étudie aujourd’hui l’histoire de l’art à l’Université de Heidelberg, en Allemagne.